d - La guerre de 1914-1918 au Burundi

 La guerre de 1914-1918 au Burundi (pages 127 à 151) 

par  Jean-Pierre Chrétien

Au début du xxe siècle, il ne semblait guère imaginable que ce petit royaume africain niché sur ses montagnes dominant la rive nord-est du lac Tanganyika, à peine connu de l’Europe vingt ans plus tôt, puisse être concerné par un conflit européen né entre la vallée du Rhin et les Balkans. Sur le « continent noir » tout juste colonisé, les Européens semblaient en général faire bon ménage, au sein des sociétés missionnaires, dans les entreprises commerciales ou dans le cadre les cercles de réflexion en matière africaniste et « civilisatrice ». Les Blancs, si peu nombreux dans la plupart des cas, pouvaient-ils d’ailleurs se permettre de se diviser ouvertement si loin de chez eux ? Au Burundi, face à environ deux millions d’habitants, les colonisateurs allemands n’étaient guère plus d’une vingtaine. Que les calculs de Berlin, de Bruxelles ou de Londres puissent prendre en compte à l’époque ce coin du monde avait, avant la lettre, quelque chose de surréaliste.

2Comme Marc Michel le note [1][1]Marc Michel, L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre…, on crut longtemps à la perspective d’une « neutralisation » des colonies. Raison de plus pour le Burundi qui se trouvait dans l’espace dit du « bassin conventionnel du Congo », défini par les Puissances dans l’Acte de Berlin de 1885 : cette vaste zone, qui recouvrait toute l’Afrique centrale de l’Atlantique à l’océan Indien, était un espace de libre circulation où, en cas de guerre (chapitre III, article 11), « les parties belligérantes renonceraient à étendre les hostilités aux territoires ainsi neutralisés, aussi bien qu’à les faire servir de base à des opérations de guerre » [2][2]Henri Brunschwig, Le partage de l’Afrique noire, Paris,….

3Quand le conflit mondial éclate à l’été de 1914, on ne peut dire que les « buts de guerre » aient vraiment concerné l’Afrique, sauf dans des milieux restreints et surtout en Allemagne où le chancelier Bethmann-Hollweg publie en septembre un mémorandum où il reprend le rêve d’une Mittelafrika allemande du Cameroun au Mozambique [3][3]Marc Michel, op. cit., p. 17. Voir aussi Fritz Fischer, Les…. Dans cette vision, le Burundi, avec le Rwanda, pouvait représenter une sorte de tête de pont face au Congo belge. Mais la réalité était beaucoup plus modeste.

4C’est précisément cette réalité du conflit mondial sur le terrain africain, c’est-à-dire la situation vécue au Burundi en 1916 qui nous intéresse ici. Pour la reconstituer et l’analyser, nous nous appuyons sur les archives des puissances coloniales concernées, essentiellement les dossiers consultables aux Archives africaines de Bruxelles, d’une part des dossiers de l’ancienne administration allemande et d’autre part ceux de l’administration belge, en particulier ceux de la Force publique du Congo. Nous disposons aussi des archives des Pères Blancs, consultables à Rome, essentiellement les diaires (des cahiers manuscrits au jour le jour) des différents postes missionnaires burundais, qui relevaient alors du vicariat apostolique du Kivu. Enfin, nous avons utilisé les acquis des enquêtes orales que nous avons menées entre 1966 et 1991 dans les différentes régions du Burundi sur l’histoire de ce pays à la fin du xixe siècle et au début du xxe, soit, pour cette période de guerre, une quarantaine d’interviews enregistrés, transcrits et traduits, sur le millier de témoins que nous avions interrogés [4][4]Entre 1966 et 1971, j’étais professeur à l’École normale….


1. Le Burundi en 1914

Une Résidence au nord-ouest de l’Afrique orientale allemande

5L’ancien royaume du Burundi était tombé sous le contrôle allemand depuis l’accord germano-britannique de 1890 qui avait organisé sur le papier le partage de l’Afrique orientale. Il avait été effectivement occupé depuis les années 1896-1903 par la Schutztruppe, l’armée coloniale de la Deutsch-Ostafrika[5][5]Cette colonie, fondée entre 1885 et 1890, regroupait les États…. En 1906, les trois districts du Nord-Ouest de ce vaste Territoire, à savoir ceux de Bukoba (sur la rive ouest du lac Victoria), du Rwanda et du Burundi, avaient été placés sous un régime d’administration indirecte inspiré du modèle anglais en Ouganda [6][6]John Iliffe, A Modern History of Tanganyika,…. Les royaumes de cette région se trouvèrent donc placés sous l’autorité de trois « résidents ». Celui du Burundi était installé sur les bords du Tanganyika, au poste militaire d’Usumbura (actuelle Bujumbura). Il fallut attendre 1912 pour qu’une capitale de cette résidence soit créée au centre du pays à Gitega. En 1914, les travaux de construction n’y étaient pas terminés [7][7]Jean-Pierre Chrétien, Gitega capitale du Burundi…, op. cit..

Une frontière coloniale récente et fragile

6La situation régionale était cependant stratégique. En effet la moitié de la population du Territoire allemand de l’Afrique orientale vivait dans ces trois Résidences, un poids démographique qu’il fallait gérer face aux frontières de l’Ouganda britannique et du Congo belge, à plus de 1000 km de Dar-es-Salaam, la capitale de la colonie située sur les bords de l’Océan Indien.

7Le Burundi et le Rwanda en particulier étaient voisins du Congo, dont la frontière orientale n’avait été officiellement fixée qu’en 1910, après des années de contestations sur le terrain [8][8]William Roger Louis, Ruanda-Urundi. 1884-1919, Oxford,…. Au Burundi, elle suivait le cours de la rivière Rusizi du lac Kivu au lac Tanganyika. Les rapports avec l’État du Congo léopoldien avaient longtemps été très tendus. Sa cession à la Belgique en 1908 avait détendu l’atmosphère.

8Mais, pour mesurer le caractère délicat de cette situation, il ne faut pas oublier le poids des distances. En février 1914, le « chemin de fer central » allemand vient juste d’être achevé : il relie Dar-es-Salaam à Kigoma sur le lac Tanganyika [9][9]Jean-Pierre Chrétien, « Le ’ désenclavement’ de la région des…. Ensuite une liaison mensuelle est en principe assurée sur le lac vers Usumbura, puis il faut 3 à 4 jours pour atteindre Gitega par porteur. Les rapports de l’époque estiment à un mois le délai d’acheminement d’un courrier entre l’Allemagne et Gitega. Le télégraphe n’atteignit Ujiji (près de Kigoma) qu’au début de la guerre. Vers l’ouest, les communications à travers le Congo restaient beaucoup plus sommaires et plus lentes. Les responsables locaux, tant belges qu’allemands, doivent donc souvent décider sans attendre l’avis de leurs supérieurs lointains.

Deux ans de « drôle de guerre »

9De juillet 1914 à mai 1916, les forces belges et allemandes s’observent, même si, rapidement, plusieurs incidents font s’évanouir les espoirs de neutralité nourris notamment par les Belges [10][10]Sans oublier la violation de la neutralité belge en Europe !. Le gouverneur de Deutsch-Ostafrika, Heinrich Schnee, plutôt pacifiste, souhaitait que l’Afrique reste hors du conflit. Mais le vrai chef de la colonie, en ce temps de guerre, était le commandant la Schutztruppe, le colonel Paul von Lettow-Vorbeck. Le programme de ce dernier était de fixer les troupes anglaises en Afrique pour qu’elles n’aillent pas combattre en Europe. Dans ce cadre, il accordait la priorité au front du nord-est de la colonie, d’où il pouvait menacer le chemin de fer britannique reliant Mombasa à l’Ouganda à travers le Kenya [11][11]William Roger Louis, op. cit., p. 208-210..

10Sur le plan militaire, l’Afrique orientale allemande comptait quatorze compagnies, regroupant au total 260 cadres allemands et 2 472 tirailleurs. Le Rwanda et le Burundi étaient au début bien protégés, avec la 9e compagnie basée à Usumbura (au nord du lac Tanganyika) et la 11e compagnie à Kisenyi (au nord du lac Kivu). Mais, en vertu du plan de Lettow-Vorbeck que nous venons de voir, l’essentiel de ces forces fut retiré peu après l’éclatement de la guerre. Alors que les Belges, mal informés, croyaient qu’il y avait 2 000 hommes du côté allemand, la situation en octobre 1914 se présentait ainsi [12][12]Ibid., p. 211. Nous avons gardé les graphies allemandes de… :

Troupes allemandes dans l’Afrique orientale allemande en 1914

11En fait Belges et Allemands étaient en situation fragile. Le Congo en particulier était sur la défensive. Dès septembre 1914, le capitaine Max Wintgens, qui commandait les forces allemandes au Rwanda, mène une attaque sur l’île d’Idjwi, dans le lac Kivu. Plusieurs tentatives de contre-attaques menées contre lui à Kisenyi en 1914-1915 sont repoussées.

12Au Burundi, on assiste en janvier 1915 à une tentative analogue des Allemands pour donner le change sur leurs forces réelles. Le capitaine Karl Schimmer avait délégué ses tâches de résident au secrétaire Max Wentzel afin de diriger les forces armées locales sur la frontière du Congo. Le 12 janvier, il mène une attaque nocturne contre le poste ennemi de Luvungi, sur la rive droite de la Rusizi. Il a regroupé 15 militaires européens, 111 askaris et dispose de deux mitrailleuses. Mais l’opération, mal coordonnée et mal équipée (une mitrailleuse s’enraya !), est un échec total. Le résident Schimmer lui-même est tué [13][13]Archives africaines, Bruxelles, dossiers de la Force publique,…. Il dut être remplacé par l’ancien résident Erich Langenn von Steinkeller. Cette « drôle de guerre » avant la lettre a vite tourné au drame pour les Allemands du Burundi. La veillée d’armes va cependant durer encore un an et demi.

La guerre au Burundi - 1916

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2. L’offensive belge et la retraite allemande de 1916

La Grande guerre au Burundi s’est donc déroulée surtout durant l’année 1916 et plus exactement en juin de cette année, avec une offensive-éclair venue du Congo.

Un programme belgo-britannique

14Sur le terrain burundais, l’attaque a été belgo-congolaise. Mais en fait tout dépendait d’un accord global anglo-belge pour la conquête du nord-ouest de l’Afrique orientale allemande, entre les lacs Victoria et Tanganyika. D’octobre 1914 à février 1916, les contacts se succèdent entre les autorités du Congo belge et de l’Ouganda sous protectorat britannique pour définir une stratégie concertée [14][14]William Roger Louis, op. cit., p. 214-216..

15En mars 1916, le général Charles Tombeur, qui dirigeait la province du Katanga, est nommé à la tête d’un projet d’offensive dont l’objectif serait d’atteindre Tabora et de contrôler ainsi le chemin de fer allemand. Une rencontre a lieu à Lutobo le 6 février 1916, entre Tombeur et Fredrick Jackson, gouverneur de l’Ouganda. L’attaque est fixée à avril 1916, pour tenir compte de l’acheminement conjoint des moyens nécessaires. Elle sera en fait déclenchée en mai, à la fin de la grande saison des pluies dans la région.

L’offensive congolaise et la retraite allemande de juin 1916

16Au printemps de 1916, le rapport des forces était particulièrement inégal sur le front du lac Kivu et de la vallée de la Rusizi. Dans le secteur nord, celui qui concernait directement le Rwanda, les Belges disposaient de 5 200 hommes, 32 canons et 32 mitrailleuses, alors que le capitaine Wintgens leur opposait 55 Allemands, 600 askaris, 3 canons et 5 mitrailleuses. Dans le secteur sud, c’est-à-dire à l’ouest du Burundi, les Belges alignaient 2 500 hommes, 20 canons et 20 mitrailleuses, face au major Langenn qui disposait de 36 Allemands, 250 askaris, 2 canons et 3 mitrailleuses. L’avantage des Allemands était de bien connaître le terrain montagneux local. En revanche le problème des Belges était celui de l’approvisionnement et de la méconnaissance des deux pays.

17Le général Tombeur, qui commandait les forces belges, structura son offensive en deux brigades [15][15]Archives africaines de Bruxelles, notamment le rapport sur « la… : l’une devait traverser le Rwanda et l’autre, la « brigade sud », commandée par le lieutenant-colonel Frederik Olsen [16][16]Frederik-Valdemar Olsen, né au Danemark en 1877, recruté par…, devait déployer un mouvement « en éventail » en deux colonnes, respectivement par la plaine de la Rusizi en direction d’Usumbura et par le Rwanda pour traverser la haute Kanyaru en direction de Gitega.

18Le général Kurt Wahle, qui commandait les forces allemandes depuis Tabora, avait pour stratégie un repli en bon ordre vers le chemin de fer central, donc une évacuation rapide du Rwanda et du Burundi, pour éviter d’être pris en tenaille entre l’offensive belge venue de l’ouest et l’offensive britannique venue du nord en région de Bukoba. Les officiers allemands tinrent à résister, notamment le capitaine Wintgens au Rwanda. Mais les événements allèrent plus vite que prévu compte tenu du rapport des forces. Les Belges pénétrèrent au nord-ouest du Rwanda dès le 25 avril et occupèrent Kigali, chef-lieu de la résidence, le 9 mai. Wintgens dut faire rapidement retraite. Le 20 mai il arriva avec toutes ses forces et des centaines de fuyards à la mission de Save, au sud du Rwanda, où il fut rejoint par Langenn, son homologue du Burundi. Ils évacuèrent le Rwanda en direction du Burundi, en passant la Kanyaru à gué en plusieurs endroits autour du 25 mai [17][17]Jean Rumiya, Le Rwanda sous le régime du Mandat belge….

19Le 1er juin, Olsen entame sa progression « en éventail » vers Usumbura et Gitega.

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  • Le 2e régiment (colonne du lieutenant-colonel Thomas), venu du nord de la plaine de la Rusizi, marche sur Usumbura le 5 juin. La rivière Mpanda est franchie le 6 juin : Kajaga, au bord du lac, est atteint à 14 h 30 et à 18 h le drapeau belge flotte à Usumbura, évacuée par les Allemands qui ont fait brûler les magasins. Le 14 juin la marche de cette colonne reprend vers Gitega. Elle parvient à la mission de Buhoro, au sud de Gitega, le 18 juin.
  • Le 1er régiment (colonne du major Muller), qui occupait Save depuis le 23 mai, franchit la Kanyaru le 1er juin. La mission protestante de Rubura, implantée dans les montagnes toutes proches, est aussitôt occupée. Le 6 juin ce régiment fait mouvement vers le sud en direction du domaine royal de Bukeye. Mais vers 8 h 30, il est soudain confronté à une position tenue par le capitaine Wintgens sur la haute colline de Kwogabami, où se trouvait aussi une petite mission protestante. Des tirs d’artillerie éclatent et l’accrochage dure jusqu’à la nuit. Puis l’ennemi, qui « est familiarisé avec les moindres sentiers indigènes » se retire. Deux ou trois militaires allemands et un belge y ont été tués, ainsi que plusieurs soldats africains.

21De nouveau le 12 juin, la colonne belge se heurte à une résistance des forces de Langenn et Wintgens déployées sur les hauteurs de Nyabiyogi, au sud-est de Banga. Un combat très violent, avec notamment des échanges nourris de mitrailleuses, a lieu durant sept heures, puis les Allemands font retraite. Ils ont perdu un officier [18][18]Probablement un lieutenant, ressortissant de l’empire… et 5 askaris ; un sous-officier de santé et un sergent noir ont été faits prisonniers. Du côté belge, 5 tirailleurs ont été tués et un sous-officier européen blessé. Ces chiffres donnent la mesure réelle de ces combats quand on les rapproche de ceux de la guerre en Europe à l’époque de Verdun. Mais cette stratégie offensive allemande, due essentiellement au capitaine Wintgens, n’a en rien ralenti l’avancée belge et ressemble plus à une manifestation de défense de l’honneur militaire [19][19]Sur ces deux combats, Archives africaines de Bruxelles,….

22Olsen prend le 17 juin Gitega, la capitale de la résidence, évacuée la veille par les Allemands qui l’avaient déclarée ville ouverte. L’État-major de la brigade sud s’y installe aussitôt, afin de regrouper ses forces avant de poursuivre vers l’est. Seul un bataillon repart aussitôt vers la mission de Muyaga, où il séjourne du 24 au 27 juin, avant de se joindre à la marche vers le centre commercial de Biharamulo, en direction du lac Victoria.

L’occupation belge et la poursuite de la guerre à l’est

23La conquête du Burundi a donc été effectuée en à peine trois semaines. Les forces allemandes ont pour l’essentiel battu en retraite. Dès le 13 juin, depuis Kigali, le général Tombeur pouvait écrire : « Le moment paraît venu de chercher à détruire l’adversaire » [20][20]Archives africaine de Bruxelles, Tombeur, 13.6.1916 (FP 2657,…. La guerre se poursuivit cependant encore plus de deux ans sur le territoire de l’actuelle Tanzanie, mais elle eut, nous le verrons, un impact récurrent sur la société burundaise.

24L’objectif fixé par le gouvernement belge en exil (implanté au Havre), était le contrôle d’Ujiji, c’est-à-dire du lac Tanganyika et du terminus du chemin de fer. En juillet la brigade sud contrôle la vallée de la Malagarazi, sur la frontière sud-est du pays, avant de progresser vers Ujiji. D’autre part, les postes du littoral burundais du lac Tanganyika sont occupés, Rumonge le 11 juillet et Nyanza le 15 juillet [21][21]Archives africaines de Bruxelles, Rapport de la Force publique…. Les possibilités de transport sur le lac font d’Usumbura une base utile. Depuis le 7 juin le lac était de fait contrôlé après le bombardement du petit cuirassé Graf Goetzen par un hydravion venu d’Albertville. Les Allemands le sabordent à la fin de juillet dans la baie de Kigoma [22][22]Le Graf Goetzen avait été lancé sur le lac Tanganyika en…. Enfin, en accord avec les Britanniques, le général Tombeur marche sur Tabora et le 19 septembre le drapeau belge flotte sur ce poste allemand, qui est alors un centre commercial et ferroviaire important.


5. L’impact de la conquête belge


À leur arrivée, les Belges devaient vivre sur le pays. Le comportement des troupes congolaises ne fit qu’aggraver le ressenti de cette occupation.

Cruelle déception chez les missionnaires

80En 1916 les Pères Blancs sont vus comme des « amis des Boches ». Nous lisons dans le diaire de Mugera en juillet 1916 :

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Les Belges nous tiennent pour amis quand il s’agit d’avoir des renseignements. Ils nous font signer une déclaration de neutralité, à nos alliés ! Il faut leur rendre service pour se dire neutres : Comble ! À leurs yeux nous sommes au moins des demi-boches, puisque c’est boches que l’on dit maintenant et ils s’étonnent naïvement d’apprendre que nous avons vécu si longtemps en colonie allemande, sans en attraper un peu de vernis allemand. C’est très gentil de leur part !

82Les pères de Buhonga font plus crûment le même constat en juin 1916 : « nous sommes accusés d’être « pro-Boches » et emmenés prisonniers à Usumbura ». En fait cela dépendait beaucoup de la nationalité des missionnaires. Mais ce qui les indispose surtout, c’est ce que subissent les Barundi. Il s’agit des pillages et des violences des soldats congolais

83Les corvées déjà habituelles sous les Allemands se sont poursuivies sous les Belges. Le diaire de Muyaga signale par exemple le 7 décembre 1916 des transports de farine de sorgho vers un camp de 500 soldats près de Cankuzo. Mais, plus grave, on assiste à un débordement de violences de la part des soldats congolais, notamment de viols. Le diaire de Kanyinya note le 16 juin : « Ils fouillent les bananeraies, chassent les femmes et les filles, tuant des Barundi et des chèvres, vrais brigands à la débandade à qui personne n’ose faire des observations ni ramener à l’ordre. »

84À Muyaga, en octobre 1916, les missionnaires soulignent le caractère scandaleux de la situation d’impunité régnant dans cette armée d’occupation [59][59]Archives des Pères Blancs à Rome, Diaire de Muyaga, 26-29… : « Soldats sont très libres : envoyés dans bananeraies pour du bois ont toujours au moins un fusil et demandent des femmes, des femmes. Ont pris la sœur de Angelo, l’ont jetée à terre. Procès est fait en exprès ».

85Or, concluent-ils le 1er novembre 1916, le procès s’est terminé par une peine de « coups de chicotte » pour… le chrétien qui avait osé porter plainte ! Les histoires du même genre se multiplient. Les Pères Blancs ne tarderont pas à adhérer au nouveau pouvoir colonial. Mais les Barundi n’oublieront pas le poids des corvées du portage de temps de guerre, perçu comme annonciateur d’une nouvelle époque d’exploitation de leur travail.

L’effroi des Barundi : les horreurs du portage

86Les réquisitions de porteurs pour les colonnes militaires avaient commencé sous les Allemands, notamment lors de leur départ précipité vers l’Est africain. Jusqu’à cette date, l’administration excluait toute exploitation de la main d’œuvre burundaise hors de son pays. Le climat et l’alimentation, sur les terres basses des pays voisins étaient considérés comme des obstacles rédhibitoires [60][60]Hans Meyer, Die Barundi, Leipzig, 1916, traduction française,…. Or, on l’a vu, beaucoup de jeunes gens ont été recrutés de force et emmenés loin de chez eux en 1916. La tâche était épuisante : les charges étaient de 20 à 30 kg. Certains ont déserté dès le passage de la vallée de la Malagarazi, d’autres sont revenus plus tard par leurs propres moyens, beaucoup ne sont jamais revenus.

87L’enrôlement a été plus massif et plus brutal encore à l’arrivée des Belges. Citons simplement deux témoignages significatifs, recueillis au nord-est du pays

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Ce sont les Belges qui ont tué surtout, notamment ceux qui refusaient de leur porter les paquets. Tu étais fatigué et on te tuait.. Le chemin était jonché de cadavres.
Là, je me suis évadé. Sur le retour je passais la nuit dans les arbres, pour éviter les fauves. Je suis finalement rentré à Rugari. D’autres partis avec moi ne sont rentrés qu’après deux ans. [61][61]Enquêtes de l’auteur, Bushahu, Muyinga 29.12.1916 et…

89En 1917 le Rwanda et le Burundi fournirent 20 000 porteurs pour la campagne de Mahenge, à l’est de Tabora. Les deux tiers n’en reviendront pas [62][62]Jacques Vanderlinden, Pierre Ryckmans, 1891-1959. Coloniser….

90Ce problème revient de manière récurrente dans les archives belges : le dilemme était de ne pas faire trop porter cette charge par la colonie du Congo et de résoudre une question vitale pour la progression des troupes. Le Burundi offrait, comme son voisin rwandais, un potentiel démographique bien tentant.

91Un rapport du service médical établi en novembre 1918 par le docteur Rodhain [63][63]Archives africaines de Bruxelles, Dr. Rodhain, Vernon (localité… sur la situation sanitaire des soldats et des porteurs est accablant. Le cas des Barundi et des Banyarwanda est souligné à cause de la rupture avec leur climat montagnard et avec leur alimentation à base de lait. Les cas de mortalité par dysenterie, malaria, méningite, etc., sont innombrables. Des échantillons pris dans quelques camps de porteurs sont éclairants. Par exemple en 1916 à Bangwe (près d’Ujiji), il y avait 731 hommes en mai 1917 : un mois après, on observe plus de 9 % de pertes (28 morts, 8 tués par des sentinelles) et 31 malades des poumons et de l’intestin. En juin 1918 au camp de Marongwe (Tanzanie centrale), il y avait 417 « montagnards barundi » : en deux mois ils se retrouvent 252, les autres ayant péri ou ayant dû être « réformés ».

92Dans leurs souvenirs, les témoins interrogés dans les années 1960 font un amalgame avec les violences coloniales ultérieures. Par exemple à Rugari [64][64]Enquêtes de l’auteur, à Rugari, 30.12.1966., on nous affirma que les gens avaient regretté le départ des Allemands, en disant : « Ces gens qui sont arrivés et qui parlent de cultiver des lopins obligatoires le bâton à la main… Par exemple celui qui a commencé à l’aube cultive toujours le terrain à cette heure [midi passé]… Quand tu te montrais récalcitrant, le fouet claquait ».

93De fait la guerre a marqué un tournant dans les consciences.

Conclusion : un tournant crucial dans l’expérience de la colonisation

Du provisoire au durable : la cristallisation du « Ruanda-Urundi »

94Dès le 27 mars 1916, le ministre des Colonies Renkin avait indiqué au général Tombeur le double objectif belge : occupation effective et création d’un début d’administration. Ce territoire occupé serait un gage pour les futures négociations de paix. Le 5 décembre 1916, le ministère au Havre prend un arrêté-loi qui organise l’administration du « Ruanda-Urundi » confiée à un Commissaire royal en la personne du vice-gouverneur général du Congo Justin Malfeyt. La nouvelle administration se calque sur les cadres allemands : Kitega, Nyanza, Rumonge et Usumbura sur le lac, auxquels s’ajoutent Muhinga, Mushiha, Ngozi et Nyakasu [65][65]Les transcriptions des toponymes ont changé sous….

95Au début, on ne sait pas vraiment si « l’Urundi » restera belge. C’est en septembre 1919 que Louis Franck, le nouveau ministre des Colonies, définit le schéma de l’administration indirecte, avec deux Résidences. Le futur mandat de la SDN confié Belgique sur le « Territoire du Ruanda-Urundi » se profile [66][66]Joseph Gahama, Le Burundi sous administration belge. La période….

Le traumatisme de la population

96Malgré une parodie de consultation des chefs à la fin de 1918, les Barundi n’ont eu qu’à accepter cette mutation politique. Le climat général est d’ailleurs pesant. Des famines et des épidémies (variole, grippe espagnole, méningite) suscitent des mortalités fortes entre 1916 et le début des années 1920 [67][67]Christian Thibon, Histoire démographique du Burundi, Paris,….

97Perplexité et résignation sont les sentiments dominants face à un événement qui vous échappe : « On n’avait pas à se battre, ni à réfléchir », selon un ancien porteur de Buhonga [68][68]Enquêtes de l’auteur, Segereti, Buhonga, 29.4.1967. ; et à Rugari, lors de l’enquête de décembre 1966 déjà citée :

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  • Que pensaient les gens au départ des Allemands ?
  • Ce qu’ils pensaient ? mais que pouvaient-ils penser à ton avis ? Quand ils les ont vu partir, ils sont restés là, perplexes (gutegereza, « observer, guetter et réfléchir ») et se disant : « Et bien, puisque ceux-là partent, que les Blancs partent et qu’il en vient d’autres, nous attendons. Peut-être que eux aussi nous regarderont avec un œuil bienveillant, comme les premiers ». Quand ils sont arrivés, ils nous ont aussi maltraités, les deuxièmes.

99La philosophie politique des Barundi peut se résumer dans l’idée du changement dans la continuité. Les Belges sont devenus maîtres du pays (kwiganzira). On a dû se soumettre. « Les francs ont remplacé les roupies », nous dit Muzongira au nord-ouest [69][69]Enquêtes de l’auteur, Muzongira, Mparamirundi, 5.1.1967.. Un dicton revient souvent : ibihororo biherekejwe n’ibirayi, « les bihororo sont accompagnés à la porte de l’enclos par les birayi », comme à l’issue d’une visite. Ces deux mots kirundi relèvent du vocabulaire appliqué aux différentes robes des vaches. Les bihororo sont à dominante brun clair, les birayi présentent un pelage noir, deux couleurs qui renvoient aux uniformes respectifs des troupes coloniales : les askaris de la Schutztruppe en kaki et les Congolais de la Force publique en noir. Cette image suggère avec humour qu’en fin de compte des visiteurs en avaient chassé d’autres [70][70]Jean-Pierre Chrétien, Gitega, op. cit., 2015, p. 227..

100Nombre de commentaires vont dans ce sens à travers tout le pays. Au fond, il s’agissait d’une querelle d’Européens. « Nous n’avions à cœur que notre roi ». « On a fourni de la farine aux Allemands, puis nous avons été rendre hommage aux Belges ». « Rien d’autre à faire ». Les Belges ont aussi amadoué les chefs afin d’obtenir des travailleurs. On s’est « familiarisés » avec eux [71][71]Enquêtes de l’auteur, Mpeteye, Muramvya, 11.6.1968 ; Muzongira,….

101La succession des pouvoirs européens est assimilée aussi à la succession d’un chef, qui autrefois, recevait un nouveau domaine, « obtenait un pays » (gushikira igihugu). Il est question d’un « changement de paroles » (irindi jambo), ce qui renvoie à un dicton sur le tambour (symbole du pouvoir) qui reste, même si les baguettes donnent un autre rythme. Tout cela sans illusion : comme nous dit Kizuru, le témoin de la mort de Burwig à Muyaga, bwibwa tuburwaniyemwo, « nous avons combattu pour ce qui nous était déjà volé ».

Un marqueur dans la mémoire collective du pays

102La violence de cette rupture entre deux régimes coloniaux dans un climat de guerre a un mérite, celui de délimiter clairement dans les esprits une période, celle d’un « colonial débutant », correspondant à la période allemande et volontiers idéalisé. Le changement de pouvoir européen a pris le visage de la force des armes et, rétrospectivement, il est apparu comme annonciateur de la violence des contraintes vécues ultérieurement. Cette césure chronologique n’est donc pas seulement un outil facile pour a périodisation de l’histoire contemporaine du Burundi, elle a aussi marqué réellement la mémoire collective de la population.